La lutte contre les difficultés d’apprentissage à l’école primaire Comment et pourquoi l’ambassade de France dépolitise le débat ?

Par Houssen Zakaria Sociologue EHESS/Paris
Membre de Ukombozi

On ne peut que saluer l’initiative prise par Amina Mze directrice de l’école Mouinat de dispenser aux enseignant(es) une formation axée sur la lutte contre les difficultés d’apprentissage à l’école primaire (1). Belle initiative, car nous savons tous que le destin scolaire de chaque élève se joue largement dans l’enseignement primaire. Un élève qui a redoublé le CP ou le CM a une chance sur dix de décrocher le bac (général) et les études les plus récentes montrent que dans 80% des cas le redoublement est associé à un apprentissage déficient de la lecture (2). L’initiative est légitime, c’est par contre sa mise en oeuvre, plus précisément le champ dans lequel elle s’inscrit de par le soutien de l’ambassade de France à Moroni qui pose question. En effet soutenu par l’ambassade de France, 25 enseignants(es) exerçant dans différents établissements ont suivi une formation dispensée dans la grande salle bien climatisée de l’hôtel Rataj par une psychologue et une orthophoniste venant tout droit de France. L’expérience est appelée à s’étendre et des négociations sont en cours avec le ministre de l’Éducation nationale. L’objet est de sensibiliser les enseignant(es) à la prise en « charge et de détecter les troubles de langage et de l’apprentissage (…) dyslexique, dyscalculique, dyspraxique, car on a remarqué précise Amina Mze que ces dernières années, beaucoup d’enfants avaient des besoins particuliers surtout des difficultés liées aux troubles de langage et de l’apprentissage (3) ». Le ton est donné, on ne parle pas d’élève, mais d’enfant, de problème, mais de troubles d’apprentissage.

Le renversement du sens de la lutte

La démarche s’inscrit dans la psychologie cognitive qui a le vent en poupe postulant que l’explication des comportements humaine repose avant tout sur des déterminants de nature biologiques, les facteurs sociaux étant peu déterminants. Ainsi les difficultés d’apprentissage renvoient à des facteurs de type biologique dont la dyslexie est la manifestation. On renverse ainsi la perspective, au lieu d’envisager les difficultés d’apprentissage de la lecture/écriture comme un problème (social et politique) dont les déterminants sont multiples exigeant la construction d’une problématique de chaînes causale. La réponse est toute trouvée : la cause des problèmes tant constatés a comme source principale la structure psychologique et cognitive de l’enfant/élève. Et ce n’est ni les programmes scolaires, ni les méthodes pédagogiques en vigueur, ni les dispositifs politiques qui structurent les curriculums qui sont en cause, mais bel et bien la personnalité de l’élève. Et dans cette perspective, les parents comme les enseignants n’y peuvent rien. On demande aux premiers d’accepter le verdict psycho-institutionnel et les seconds de savoir « détecter » méthodiquement les élèves dyslexiques, dyscalculiques, dyspraxiques en évitant dans chaque cas tout acharnement pédagogique. Autrement dit de renoncer à enseigner à tel ou tel élève catégorisé de « dys » en faisant appel à un intervenant extérieur, car le problème n’est ni pédagogique, ni didactique, mais psycho-organique, voire médical. Dit autrement, l’institution scolaire ne peut résoudre à elle seule ses propres dysfonctionnements, ses difficultés à former certains élèves. On comprend aisément pourquoi les agents de l’ambassade de France soutiennent une telle démarche. D’abord parce qu’elle tend à maintenir le statu quo en psychologisant le débat pour mieux le dépolitiser.

Ensuite, parce que l’hypothèse de la dyslexie dans le cadre de l’éducation est un fait relativement nouveau en France qu’il faut encourager le rayonnement. Sa légitimité au sein du système éducatif a longtemps été marginale. Car depuis les années 1950 le milieu éducatif français et notamment les psychologues scolaires ont toujours contesté vigoureusement l’origine organique des difficultés d’apprentissage (4). Ils mettent en doute la compétence des médecins face aux problèmes de la lecture apparus avec l’école obligatoire, la massification scolaire. Et les sciences sociales identifient à leur tour d’autres facteurs que les facteurs organiques (5). La France échappa ainsi à la poussée fiévreuse de la culture des « dys » très présente dans les pays anglo-saxons et particulièrement aux États-Unis. À partir des années 1990 avec la montée en puissance du néolibéralisme et des théories du capital humain où le capital économique est roi, et la dépolitisation des conflits sociaux, l’individualisation des problèmes sociaux comme matrice de la gestion politique du social, les fonctionnalistes-organistes des problèmes d’apprentissages prennent le dessus. Et en mars 2001, la France présente le « Plan d’action pour les enfants atteints d’un trouble spécifique du langage » (6). Respectivement signé par le ministre de l’Éducation nationale, le ministre délégué à la santé et le secrétaire d’État aux personnes âgées et aux personnes handicapées, ce Plan officialise la dyslexie. Celle-ci rentre dans l’arène du système éducatif français par la grande porte, et travaille désormais les pratiques effectives des agents donnant lieu à de nombreuses recherches financées par des fonds publics et privés dont la pérennité et la légitimité supposent leur mise en oeuvre dans d’autres contextes socioculturels. Et dans cette optique, en soutenant ladite formation des enseignant(es), l’ambassade de France à Moroni consolide l’esprit et les valeurs qui sous-tendent le Plan 2001 en nous imposant non seulement une façon de voir nos problèmes, mais également de les résoudre.

L’apprentissage à la remorque du développement

Et la dépendance est totale, et l’adhésion aux valeurs qu’on nous vend est d’autant plus forte que ces dernières nous sont présentées sous le registre de l’émotionnel faisant appel aux bons sentiments, à l’élan compassionnel (7). Ainsi, on parle davantage de dyslexie, de souffrance et d’enseignant(es) incapables de comprendre celle-ci que des difficultés d’apprentissage proprement dit. On aborde peu ou prou les mécanismes d’apprentissages et des problèmes sous-jacents d’une part, parce qu’on envisage l’élève comme un isolat, un amas de circuits neuronaux auquel le culturel, le vécu social a peu d’influence sur le fonctionnement et d’autre part, parce que l’apprentissage est perçu comme un processus qui a peu d’influence sur le développement, la maturation psychique de l’élève. On aurait d’un côté le développement, la maturation qui suivrait son évolution naturelle, de l’autre l’apprentissage à la remorque du développement. L’hypothèse de la dyslexie comme source principale des difficultés d’entrée dans l’écrit établit une ligne de partage essentielle entre développement intellectuel et apprentissage. Elle fait table rase des courants constructivistes et socio-constructivistes en psychologie du développement qui montrent que cette ligne de partage est une fiction servant à sélectionner les élèves, à justifier la mise en oeuvre de tel ou tel dispositif politique dans le domaine de l’éducation. Prenant au sérieux l’environnement social et culturel, les caractéristiques objectives des élèves, les programmes scolaires, les pratiques pédagogiques effectives des enseignants, ces courants montrent que l’apprentissage scolaire peut non seulement suivre le développement en marchant du même pas que lui, mais il peut également le devancer, le faire progresser (8). Ainsi, si l’institution scolaire accorde plus d’importance à telle ou telle discipline c’est parce que l’on estime que son enseignement suscite le développement des capacités intellectuelles des élèves, et son étude permet à ces derniers de vivre harmonieusement dans la société où ils sont appelés à vivre. Dire qu’en assimilant par l’apprentissage scolaire telle ou telle opération, cela suscite le développement de l’élève en élargissant la zone de ses possibilités intellectuelles, cela ne veut pas dire qu’on place tous les élèves au même niveau vis-à-vis des apprentissages, que l’on nie les difficultés que certains peuvent avoir pour entrer dans l’écrit, les facultés que d’autres ont pour assimiler aisément et rapidement les savoirs. Les techniques les plus récentes d’imagerie cérébrale permettant d’observer in situ l’activité cérébrale d’une opération intellectuelle donnée, la lecture par exemple, montrent en effet, qu’on n’est pas tous « câblés » de la même manière, que le patrimoine biologique diffère d’un individu à un autre. Certains sont structurellement mieux dotés que d’autres. Mais on sait également que la maturation de ce patrimoine et ses performances ne sont pas données une fois pour toutes ni en une fois. L’environnement, le contexte social est déterminant et l’apprentissage favorise la maturation et inversement celle-ci l’apprentissage (9). Et le développement intellectuel se produit lorsqu’on place les élèves dans des environnements socio-pédagogiques qui stimulent leurs facultés en guidant leurs attentions. Au demeurant, le principe selon lequel certains élèves ont des difficultés pour apprendre n’est pas réfutable en soi et pour soi, c’est qui est critiquable, c’est la manière d’identifier ces difficultés d’une part, les solutions proposées pour y remédier, d’autre part. N’oublions pas, c’est le mot qui crée la chose et la mesure (statistique) l’objet (10). En caractérisant certains élèves de dyslexie, de mauvais lecteurs à partir d’une expertise psychologique, voire médicale et non pédagogique, l’hypothèse de la dyslexie tend à aggraver ces difficultés. D’abord parce qu’elle stigmatise ces élèves et ces derniers finissent par intérioriser leurs stigmates en répondant aux attentes et aux images qu’on leur envoie, ensuite, parce que sous prétexte de protéger ces élèves les enseignant(es) tendent à adopter des relations, des pratiques pédagogiques spécifiques faisant de ces derniers des élèves pas comme les autres. Les enseignant(es) les plus expérimenté(es) savent très bien que les classes spéciales et les groupes de niveaux conduisent à des impasses, car le groupe classe impose ses normes et l’enseignant(e) suit la structure, le niveau du groupe au lieu de chercher à différencier ses pratiques pédagogiques (11). Des solutions existent, elles relèvent d’abord du champ politique, de l’action publique contre les inégalités sociales, la mise en place de dispositifs politiques permettant d’inscrire l’école dans le paysage social, d’étendre ses modes de socialisation, d’enraciner chez l’enfant comorien un éthos spécifique. Ensuite des solutions pédagogiques dont le socle est le défi d’une école pour tous, la valorisation de la recherche et des innovations endogènes, leur généralisation après une évaluation rigoureuse reposant sur des données, des observations contrôlables et toujours vérifiables. Ces solutions existent, et nombreux sont les hommes et les femmes de notre pays qui tentent ici et là de les expérimenter, de les faire connaître, mais elles restent sans lendemain d’une part parce que le politique ne suit pas, et d’autre part parce qu’elles sont fortement concurrencées par l’Antipolitique machine des organismes internationaux qui imposent les leurs, des schèmes de pensée à grands frais auxquels nous adhérons sans vergogne, mais ô combien nous éloigne de la réalité des choses, renforçant ainsi notre propre domination, notre dépendance.

Notes

1- Voir Al-Watwan, du 26 mai 2021, « Soutien aux élèves en difficulté, une formation dans la détection des troubles et la prise en charge »

2- A ce propos, voir, Thierry Roncin, Le Redoublement : radiographie d’une décision à la recherche de sa légitimité, rapport de recherche, IREDU, université de Dijon, 2005.

3- Idem, Al-Watwan, du 26 mai 2021.

4- CRESAS, La dyslexie en question, Ed, A. Colin, 1972. Voir également Ellis A.W, Lecture, écriture et dyslexie, Ed, Neuchâtel-Paris, 1989.

5- A ce propos voir, Patrice Pinelle, Markos Zafiropoulos, « La médicalisation de l’échec scolaire. De la pédopsychiatrie à la psychanalyse infantile », Actes de la recherche en Sciences sociales, n°24, 1978, pp 23-49.

6- « Plan d’action pour les enfants atteints d’un trouble spécifique du langage » https://solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/plandysl-2.pdf.

7- Concernant les usages de l’émotionnel, les enjeux du discours humanitaire dans la rhétorique du discours politique, voir notamment, Didier Fassin, La Raison humanitaire. Une histoire morale du présent, Ed, Hautes Études Gallimard/Seuil 2010.

8- A ce propos voir notamment Lev Vygotski, Pensée et Langage, Ed, La Dispute, 1997. Voir également, Jean Piaget, La représentation du monde chez l’enfant, Ed, PUF, 2013.

9- Sur ce point, voir Laurent B.Resnick, « Le rationalisme situé : Les fondements biologiques et culturels de l’apprentissage », Perspectives, 97, Vol XXVI, n°1, mars 1996, pp 39-58.

10- Par rapport à ce point, voir, Alain Desrosières, La politique des grands nombres ; Histoire de la raison statistique, Ed, La Découverte, 2010.

11- Concernant ces pratiques et leurs conséquences, voir Houssen Zakaria, Que font les maîtres pour un bilan de la rénovation pédagogique à l’école, Ed, La dispute, 2013

Cette publication a un commentaire

  1. Mohamed

    A mon sens ,le diagnostic est bien fait .a mon époque beaucoup d ‘enfant ces sont trouvés mis en marge pour l’école par faute déjà de reconnaître cette maladie et un problème d’assimilation de la langue de Molière

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