Mayotte « française » L’introuvable droit à la personne

Sujet et source du droit

L’administration illégale de l’île de Mayotte par la France a non seulement bouleversé les structures sociales et économiques de l’île, mais elle a également désagrégé les bases de la culture mahoraise en désolidarisant ces dernières de leur ancrage historique dont les échanges matrimoniaux, religieux, linguistiques entre les quatre îles de l’archipel des Comores constituaient le ciment. Coupé de ses trois îles sœurs, Mayotte vit une situation sociale inédite où la question sociale est pervertie par les thèmes de l’immigration, de la nationalité. Autrement dit, les relations entre les différentes classes sociales qui composent l’île, les conditions socio-économiques singulières qui produisent ces relations, les caractéristiques objectives qui relient les individus à leur communauté d’appartenance et de référence n’ont plus droit au chapitre. Ce sont les thèmes liés à l’immigration et à la nationalité qui dominent le débat. Avec la départementalisation de l’île en 2011, ce phénomène s’est amplifié, faisant de ces thèmes le point focal des rapports sociaux et économiques, détournant ainsi « les regards et invisibilise la responsabilité qui incombe à l’État de garantir aux habitants de Mayotte une égalité de droits réelle, insiste un récent rapport sur les droits fondamentaux à Mayotte1. » Résultat, c’est l’anomie2 tant constatée avec son lot d’inégalité et d’insécurité. Nombreux sont les axes permettant d’appréhender une telle désorganisation sociale et les conséquences qui en découlent. La question du droit de la personne ou de la personnalité juridique est un de ces axes. Elle permet d’entrevoir les conditions sociohistoriques qui favorisent ce chaos social et politique. D’abord parce qu’elle interroge la pertinence du « statut civil de droit local » en vigueur à Mayotte dont l’objectif est de mettre de l’ordre dans les affaires liées au droit à la personne, aux droits de la famille, aux droits patrimoniaux qui posent tant de problèmes sur l’île. Instauré au début des années 2000, « le statut du droit local » est en effet présenté comme un compromis entre le droit coutumier islamisé et le Code civil français. Il est censé permettre de « sortir de l’ambiguïté [pour] faire face aux responsabilités comme l’indique le titre d’un rapport du Sénat datant de 20093 ». Au carrefour entre le droit public et le droit privé, la question de la personnalité juridique permet ensuite d’aborder socio-logiquement le problème mahorais, car elle interroge le problème fondamental du droit. Qui est sujet du droit ? Quelle est la source du droit ? La personne psychologique douée de volonté comme le suggère tant « le statut du droit local », ou bien la communauté que forme les individus qui sans être une personne physique réelle avec une volonté unique présente néanmoins assez de réalités sociohistoriques pour la considérer comme une personne sui generis source de droit ? Ainsi, lorsqu’on parle de droit romano-germanique, cela évoque d’abord des groupes d’individus ou des pays ayant une histoire, des pratiques culturelles, des croyances proches pour signifier ensuite un système de droit s’appliquant aux personnes qui habitent ces pays. C’est bel et bien le groupe qui a des droits et qui en communique les potentialités à chacun de ses membres. « Il est fatal, souligne Montesquieu dans l’Esprit des lois, que chaque civilisation engendre sa propre culture juridique, son propre système normatif, son propre corps de législation, dès lors que les lois, dans la signification la plus étendue, sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses4. » De même, lorsqu’on parle d’association régie par la loi de 1901, ce n’est pas tant la somme des individus qui définit celle-ci comme une personnalité morale, mais les objectifs fixés par ces derniers d’un commun accord. Ces objectifs tendent non seulement à unir les membres entre eux, donnant ainsi à l’association son unité, sa personnalité, mais ils déterminent également les actions différenciées des membres, le droit et les obligations de l’association. Celle-ci a une personnalité morale, des droits parce qu’elle concourt à des buts socialement reconnus. Le droit social précède le droit individuel, les droits objectifs les droits subjectifs et les combats politiques se traduisent peu à peu en nouvelles constructions juridiques. C’est ce processus que nie « le statut du droit local » en envisageant le droit comme la mise en commun des droits individuels des Mahorais, d’une part, en cherchant d’autre part, à transformer, à couper chacun de ces derniers de leur racine sociale et culturelle, pour considérer enfin chaque Mahorais comme une fiction juridique, autrement dit, une personne sans aucune attache sociale, qui n’a de réalité que dans l’esprit du législateur, une pure création de la loi livrée à son arbitraire.

Droits consacrés et droit effectivement exercés

En effet, jusqu’au début des années 2000 à Mayotte, la structure du droit à la personne, des droits de la famille, des droits patrimoniaux était régie par un mélange composite subtil de deux statuts civils : l’héritage du droit commun français, le droit coutumier basé sur le droit musulman et les traditions africaines5. Le « Mayotte : Française à tout prix6 » a substitué ce pluralisme juridique par une autre ayant comme base le « statut civil de droit local ». Pur ourdi pour la départementalisation de l’île, ce nouveau statut ne peut être envisagé comme un espace de négociation culturel et juridique pour la structuration du droit à la personne mahoraise. D’une part, parce que de par sa conception il ne classe pas le droit commun français et le droit coutumier au même piédestal. Le premier défini la structure du second, ses modalités d’application. Le second est appelé à se transformer, à évoluer à l’aune des principes du premier7. La suppression officielle en 2010 de la polygamie et des fonctions juridictionnelles et notariales des cadis est un exemple idéal typique. Ces derniers ont perdu tout pouvoir et sont relégués au rôle de « médiateurs sociaux de la République » dont les missions restent imprécises, car « ils ne sont plus officiellement consultés par les juges et les fonctionnaires de droit commun et il n’existe plus de partenariat entre les deux entités (…)8. » Teinté d’évolutionnisme et d’idéalisme, le « statut civil de droit local » repose ensuite, sur un héritage philosophique, les yeux rivés sur les transformations politiques, juridiques et culturelles, et ne sait que faire des traditions et des coutumes. « De nos codes civil et pénal, il faut peu à peu, méthodiquement, éliminer les lois où subsiste encore aux dépens du droit rationnel, l’influence des vieilles coutumes, disait le philosophe Alfred Fouillée en 19099 ». Ce positivisme juridique a traversé les décennies et les jurisconsultes français ont bien retenu la leçon. Ainsi, « le rapport du Sénat précité relatif au ‘’statut civil de droit local’’ à Mayotte souligne, le Conseil constitutionnel affirme même la compétence du législateur pour modifier le statut personnel afin de le rapprocher des principes et des droits fondamentaux10. » Le droit coutumier, l’histoire mahoraise est davantage un obstacle qu’un atout. « […] À Paris, quand on disait on veut être un département, on nous disait : ‘’ Vous ne pouvez pas être département puisque vous avez votre statut de droit’’11. » Pour accéder au statut de département, les élus locaux ont exclu du débat public les questions relatives au droit coutumier et notamment le droit à la personne, les questions d’identité sociale et culturelle, les bouleversements que suppose la départementalisation au niveau des rapports socio-économiques. Un élu mahorais dira « Nous n’avons pas été capables, avant la départementalisation, de dire à L’État : attention, voilà notre modèle de société12. » Ainsi, en devenant un département « la grande majorité de la population méconnait son propre statut […]13. » Et l’essentiel des lois et règlements en vigueur en France est devenu applicable à Mayotte. Comment envisager une évolution si rapide dans un territoire où après 180 ans de colonisation, l’infrastructure administrative et notamment le système patronymique, l’enregistrement systématique des déclarations des naissances et des décès est toujours balbutiant14 et le travail de la Commission de révision de l’état civil (CREC) de 2000, un échec patent ? Dans un territoire où après tant d’années de colonisation, les institutions chargées de produire le social autrement dit, l’intégration des individus dans la cité sont peu productives, voire inefficaces. Et c’est particulièrement le cas de l’institution scolaire. En 2012 à Mayotte « 35 % des personnes âgées de 15 ou plus n’ont jamais été scolarisées, tandis que parmi celles qui l’ont été, plus de la moitié n’ont aucun diplôme qualifiant ; parmi les jeunes de 15 à 29 ans, la proportion, à cette date, est encore de 56 %.15 ». En 2016, « le taux d’illettrisme des jeunes de 16 à 18 ans y était de 75 %, soit le taux le plus élevé de France.16 » Comment peut-on appliquer les structures du droit commun dans une telle configuration sociale ? Le droit commun n’est-il pas envisageable dans des configurations sociopolitiques où l’organisation des pratiques sociales, les rapports de pouvoir s’exercent à travers un système bureaucratique. Une administration qui transforme la vie sociale au quotidien en produisant des opérations de codage, de catégorisation, de normes écrites permettant à chacun de s’inscrire dans les institutions sociales, de prouver son identité. La généralisation de ces procédures bureaucratiques et les modes d’appropriation qui en découlent nécessitent à son tour l’enracinement de la culture écrite, les pratiques de l’écrit. Bref, le développement de La raison graphique pour reprendre la formule de Jack Goody17 comme matrice des activités individuelles et collectives. C’est cette culture qui permet de rationaliser, de systématiser le droit, le pouvoir administratif et les modes d’appropriation du droit18. Dans un territoire où « 3 personnes sur 10 n’ont jamais été scolarisées, seuls 60 % des habitants de l’île maîtrisent la langue française et seul un Mahorais sur dix en est locuteur natifs19 », la mise en œuvre d’un tel régime crée un gouffre entre le juridiquement prescrit et la réalité sociale des choses, entre ce que l’individu a droit et sa capacité à appréhender le droit, son droit. « (…) Une part importante de la population mahoraise échappe dorénavant au statut personnel, souvent sans même en avoir conscience, constatent deux observateurs avertis de la vie locale20. »

Capacité à appréhender le droit et à exercer son droit

Le Mahorais pouvait il assimiler au lendemain de la départementalisation l’idée que les règles, les principes séculaires qui fondaient jusqu’ici la structure juridique de sa personnalité, qui garantissaient l’usage de ses biens, les modes de transmissions de ces derniers ne soient plus valides ? Comment Le Mahorais peut-il prendre brutalement et rapidement conscience d’un phénomène aussi coercitif qui non seulement s’impose à lui de l’extérieur, mais qui mobilise également un langage, des codes qui lui sont socialement et culturellement étrangers ? L’adhésion à un tel phénomène est difficilement concevable qui plus est les institutions juridiques sont défaillantes, voire inexistantes, et notamment celles chargées de diffuser les valeurs sociales du droit de façon à ce que les individus y adhèrent et qu’ils fassent crédit pour affirmer leurs personnalités, leurs actions. « D’une manière générale, dans les outre-mer, constate la CNCDH [Commission nationale consultative des droits de l’homme] les structures d’accès au droit (conseil départemental d’accès au droit, point d’accès au droit, etc.) sont inexistantes, défaillantes ou éloignées géographiquement. Les professionnels du droit (avocats, notaires, etc.) sont difficilement accessibles, les conditions d’accueil des justiciables défectueuses, les juridictions engorgées. La Commission souligne aussi l’insuffisance de l’aide juridictionnelle, le manque d’interprètes et de documents traduits21. » Le fossé est béant entre les droits consacrés et ceux effectivement exercés, entre le droit objectif et le droit subjectif. Il est donc facile de reprocher aux Mahorais leurs méconnaissances par rapport à leur nouveau statut, alors que les moyens matériels et symboliques nécessaires à l’intériorisation de celui-ci et à son objectivation font gravement défaut. De même qu’on peut se demander s’il suffit ici de connaître ses droits pour les exercer selon les modalités définies. Comment intérioriser des principes et les faire valoir, alors qu’ils sont non seulement peu ou prou adaptés aux situations sociales, mais leur mobilisation vous met également en contradiction avec vous-mêmes, avec votre environnement social. En contradiction, car ces règles ignorent l’essence même de votre personnalité, les bases sociales et historiques qui produisent celle-ci. Les règles légales découlant du droit commun tendent à dépouiller le mahorais de sa personnalité morale dans la mesure où ces derniers ne sont que la systématisation d’un ensemble de pratiques culturelles, d’une morale différente de la sienne. C’est celle de la France que le droit français institutionnalise à l’aide d’un ensemble d’organismes et de techniques rendant les structures de cette morale publiquement plus claires pour mieux les faire respecter. Nous le savons tous, droit et morale sont intimement imbriqués, les organismes juridiques, les techniques juridiques ne font qu’organiser les règles de la morale qui sont elles aussi socialement contraignantes, mais générales et diffuses. Et à cet égard, le droit pénal est sans doute exemplaire. Les coutumes sont premières, elles représentent la première ébauche du droit élaboré sous l’action des besoins sociaux. Les traditions et les coutumes se distinguent des règles juridiques légales non par leur contenu, ou par nature, mais en degré, précise Durkheim : les premières sont « appliquées par tous sans distinction. Les sanctions légales, par contraste, sont organisées appliquées uniquement à travers l’intermédiaire d’un organisme formel, particulièrement les représentants autorisés22. » Et dans ce sens, les règles coutumières ne sont pas figées, non seulement elles évoluent selon les besoins sociétaux, la forme historique que prend la société, mais elles sont également dotées d’une force juridictionnelle systématisable. Pour diviser davantage l’Afrique et les africains et les accoutumé à son système de droit, la France a toujours nié cette force, qualifiant le droit coutumier des pays négro-africains de traditionnel, d’un droit oral sans force juridique. Prenant sa source dans les entrailles du « régime de l’indigénat » dont la France a su perpétuer la marque de fabrique, le « statut civil du droit local » est traversé de part en part par cette négation. Ses règles se justifient par leur caractère transitoire : adoucir les problèmes sociaux que suscite la départementalisation de l’île d’une part, imposer d’autre part, le droit commun pour transformer en profondeur l’identité mahoraise. Sans régime juridique pérenne où les règles pénètrent généralement et profondément la conscience de ses membres, la société mahoraise est en crise. Celle-ci risque de durer, car celles et ceux qui voient le salut de Mayotte dans la tutelle saupoudrée de confettis d’aides et de subventions occupent encore et toujours le devant de la scène empêchant la masse d’affronter ladite crise.

Auteur : Zakaria Houssen Docteur en sociologie

Notes
1 République française, Défenseur des droits, Rapport, Etablir Mayotte dans ses droits, 2019, p 9.
2 Précision qu’en suivant bien la définition que Durkheim confère à cette notion, l’anomie et l’égoïsme sont entièrement compatibles avec l’ordre social dans les sociétés industrielles. Cf, E. Durkheim, la division du travail social, Ed, PUF, (11e éd) 1986.
3 République française, Sénat, Départementalisation de Mayotte : sortir de l’ambiguïté, faire face aux responsabilités, 2009, WWW. Sénat. org
4 Cité par Éric Agostini, Droit comparé, PUF, n° 1988, page 9.
5 Sur ce point, voir, Myriam Hachimi Alaoui, « Français et Française de Mayotte. Un rapport inquiet à la nationalité. », Poltix, volume 29, 116, 2016, pp 115-138.

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